Interview de Ricardo Scheidecker et Nicolas Coosemans, Deceuninck - Quick-Step
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le samedi 9 mai 2020 07:43 -Interview un peu plus différente que les précédentes, puisque j'ai pu avoir une entrevue avec deux personnes de chez Deceuninck - Quick-Step durant la période de confinement. Ricardo Scheidecker, directeur technique et développement ainsi que Nicolas Coosemans, mécanicien. Un moment rare, puisque les deux hommes s'expriment peu dans les médias.
Tous deux sont en étroite collaboration au sein du pôle performance de l'équipe pour tout ce qui touche au matériel. Collaboration avec les partenaires comme Specialized ou Shimano, adoption des freins à disques, du tubeless, ...
L'occasion d'en savoir plus sur ces hommes qui travaillent en coulisse du Wolfpack pour que les coureurs aient en permanence le meilleur matériel qui soit pour étancher leurs soifs de victoires.
Bonjour Ricardo et Nicolas. Pouvez-vous vous présenter, quels sont vos parcours avant d’arriver à ce poste chez Deceuninck – Quick-Step ?
N.C. : Je suis dans l'équipe Deceuninck - Quick-Step depuis 8 ans comme mécanicien. Avant, j'ai été 5 ans mécanicien au sein de l'équipe TopSport. J'ai bien sûr fait de la compétition étant jeune dans l'espoir de devenir coureur professionnel, mais je me suis arrêté au niveau Continental.
R.S. : Je suis portugais et j'ai fait de la compétition cycliste de cadet jusqu'à U23. Fin 1996, j'ai été mécanicien dans une équipe Continentale puis mécanicien au sein de la Fédération Portugaise de cyclisme durant deux ans. J'ai ainsi pu participer à deux championnats du monde et être présent sur de nombreuses courses en Europe. En 1999, j'ai quitté le monde du cyclisme pour travailler durant 5 années comme chargé de marketing dans le monde des spiritueux puis chargé de compte pour une entreprise de vente de vins.
En 2006, j'ai travaillé avec l'organisateur du Tour du Portugal pour travailler sur plusieurs événements, dont le départ du Dakar. J'ai intégré ensuite l'UCI à la faveur d'un concours en 2008 pour une place de coordinateur Pro Tour. En août 2011, j'ai rejoint l'équipe Leopard et je me suis notamment occupé de la fusion entre Leopard et Radioshack car j'étais responsable technique mais aussi administratif. N'étant plus en accord avec le projet, j'ai démissionné juste après la fusion. Je suis resté 2 mois sans travail, mais Bajrne Riis sachant que je n'avais plus de travail, il m'a dit avoir un poste pour moi et j'ai ainsi intégré son équipe Saxo qui deviendra Saxo-Tinkoff. En 2016, l'équipe s'est arrêtée.
Suite à ça, je n'ai envoyé qu'un seul CV, à Patrick Lefévère, car c'est la seule équipe dans laquelle je me sentais de travailler. Il m'a répondu et m'a engagé au poste de responsable technique de l'équipe.
Ricardo, en quoi consiste ta mission au sein de l'équipe ?
Je suis le responsable sportif et technique de l'équipe. Je travaille en étroite collaboration avec Nicolas Coosemans qui est véritablement mon bras droit. Je m'occupe de la gestion du calendrier, du matériel, des coureurs, la performance, ...
Comment vivez-vous cette période spécifique sans aucune course ? Que faites-vous ?
N.C. : On échange tous les jours au sein de l'équipe et on fait déjà des commandes pour la prochaine saison, chose que l'on fait habituellement plutôt sur juillet ou août. Etant en Belgique, je peux rouler un peu à vélo mais ça reste une période difficile et longue, il tarde à chacun que l'on puisse sortir de cette situation. On peut travailler un petit peu, mais c'est tout de même relativement limité.
R.S. : On essaie d'anticiper un maximum de choses. La relation avec les partenaires techniques est très importante pour permettre d'anticiper certaines commandes. Nous avons des réunions en visioconférence régulièrement - chaque semaine - avec les différents directeurs, les médecins, avec Patrick Lefévère. Ceci nous permet de faire un point sur les coureurs, le staff, et d'avoir des nouvelles du calendrier sportif car sans visibilité sur les prochaines courses, nous ne pouvons faire aucune projection concrète.
Ici au Portugal, je ne peux pas rouler, mais heureusement, j'ai de l'espace, je ne suis donc pas en souffrance psychologiquement et je peux faire des choses à la maison que je n'ai pas le temps de faire habituellement. Mais c'est tout de même dur de voir les gens souffrir un peu partout.
Vos coureurs sont-ils équipés d’habitude de home-trainers et sinon, avez-vous pu en trouver rapidement avec votre partenaire Tacx ? Comment se passent leurs entraînements ?
R.S. : Oui, les coureurs ont tous des home trainer et s'ils ont besoin de quelque-chose, ils contactent Nicolas. Nous avons planifié des entraînements en fonction des possibilités de chacun. Certains peuvent rouler sur route dans leurs pays, d'autres non. On se retrouve parfois sur Zwift tous ensemble pour "jouer" entre nous, pour garder cet esprit d'équipe, de cohésion.
Heureusement, les coureurs sont résistants mentalement et vont bien pour le moment.
Comment se passent les relations entre l’équipe et Spécialized ou Shimano ? Est-ce que vous collaborez pour le développement de nouveaux produits ou faites-vous seulement des tests avec du matériel quasiment abouti ?
R.S. : Ca dépend vraiment du produit. Nous avons une relation exemplaire avec Specialized, nous travaillons avec eux depuis très longtemps. pour certains produits, ils arrivent avec leur expérience et nous proposent donc de nouveaux vélos ou nouvelles roues déjà parfaitement adaptés aux besoins des coureurs et à l'orientation de l'équipe. Nous faisons des feedbacks réguliers aux marques.
Koen Pelgrim (entraîneur et directeur sportif), Nicolas et moi, canalisons les différents retours des coureurs ou mécaniciens pour les remonter à nos partenaires. Pour ne donner qu'un seul exemple, lorsque nous avons travaillé sur le Venge, Specialized a proposé plusieurs cadres avec différents layup, et avec notre feedback, ils ont opté pour la meilleure solution.
Pour d'autres produits plus simples, leurs propositions sont déjà parfaitement optimisées pour les coureurs. Mais la relation est parfaitement exemplaire.
Quand nous faisons par exemple des essais pour des produits dédiés au Paris-Roubaix, c'est presque comme si nous allions en course. Nous y allons en bus avec 4 coureurs, Nicolas, 2 directeurs sportifs, un masseur, nous prenons les choses très au sérieux.
Mais même dans la difficulté, nous essayons d'être toujours constructifs. Tout n'est pas toujours parfait, il y a parfois des erreurs, mais on en profite pour aller de l'avant, améliorer les choses. C'est aussi la clé de la réussite. Une approche constructive dans le bon comme dans le moins bon.
N.C. : Heureusement, nous avons un sponsor comme Specialized et nous avons toujours l'impression d'avoir de l'avance technique sur les autres équipes. Nous sommes un petit groupe au sein de l'équipe à avoir une relation privilégiée avec Specialized, cela se passe donc toujours très bien depuis de nombreuses années.
Avez-vous des coureurs privilégiés pour réaliser ces tests ?
N.C. : Oui, nous avons quasiment toujours les mêmes coureurs qui font des essais sur le nouveau matériel ou les prototypes. Kasper Asgreen, Zdenek Stybar Bob Jungels ou encore Iljo Keisse. Ce sont des passionnés de matériel, ce qui est important pour avoir de bons retours.
R.S. : On utilise les coureurs qui nous donnent un avis le plus objectif possible et ça dépend du matériel à tester bien sûr. Si c'est un nouveau vélo pour Roubaix, on ne va pas demander à Alemeida ou Bagioli de s'en occuper. Pour reprendre l'exemple d'Asgreen, cité par Nicolas, il fait partie de l'équipe depuis 3 ans et c'est un coureur vraiment passionné, pointilleux et on l'a donc naturellement mis dans le pool de coureurs qui font des essais. Il y avait aussi auparavant Viviani qui était vraiment très pointu dans ce domaine.
Quels sont les éléments d'optimisation textiles sur lesquelles l'équipe implique des recherches ?
R.S. : Il y a bien sûr l'aérodynamisme des tenues contre la montre, mais aussi les tenues hiver. Car on peut aussi perdre une course à cause de vêtements non adaptés pour le froid. C'est arrivé il y a quelques années à plusieurs équipes. Les vêtements pour la pluie et le froid font aussi une énorme différence au niveau de la performance.
Vous tenez-vous au courant des dernières nouveautés dans le domaine du matériel et / ou test matériel, notamment au niveau des équipes concurrentes ?
N.C. : Oui, tous les jours, je regarde ce qu'il y a dans les autres équipes car je suis aussi passionné de matériel. Mais avec Spécialized, nous avons vraiment la chance d'avoir du matériel au top niveau.
R.S. : Très honnêtement, je ne suis pas au niveau de Nicolas et je n'accorde que peu d'importance au matériel dans les autres équipes. Je fais totalement confiance à Nicolas pour cela qui est au plus proche des coureurs et du terrain. Même avant le changement du Shiv, nous utilisions sans doute le meilleur vélo de chrono au monde, qui avait pourtant une conception d'il y a 10 ans.
On voit depuis quelques années certains coureurs utiliser du tubeless sur les chronos. Vous avez d’ailleurs fait partie l’an dernier des premières équipes à rouler en tubeless avec le Rapid’Air, comment cela s’est passé, quel est le retour des coureurs ?
N.C. : Nous avons commencé les essais du tubeless au Tour Down Under, Tour de Californie. Et tous les coureurs ont apprécié. Les plus jeunes ont de suite voulu tester cette technologie, les plus vieux étaient un peu plus réticents, mais après avoir roulé avec, ils étaient vraiment bluffé par le rendement des Rapid'Air. Les coureurs sont vraiment super contents de ces tubeless. Je pense sincèrement que le tubeless est le futur dans le cyclisme et même chez les pros, il remplacera prochainement les boyaux.
R.S. : Specialized a fait ses tests avant de nous proposer ce produit et ils savent que nous sommes toujours ouverts à tester des nouveautés. Ils sont donc arrivés avec un produit parfaitement adapté et l'acceptation par les coureurs a été très rapide. Je pense que l'évolution vers le tubeless se fera comme pour les freins à disques. Il y aura des réticences au début, mais quand les coureurs auront vraiment essayé les bons produits et auront vu les avantages, ils ne reviendront sans doute pas sur les boyaux. Le tubeless est plus performant que le boyau, et comme les coureurs recherchent avant tout la performance, toutes les équipes finiront par y venir.
Avez-vous des coureurs plus pointilleux que d'autres, qui viennent par exemple vérifier avant chaque départ la pression, la hauteur de selle ?
N.C. : Un coureur comme Stybar est très pointilleux, il contrôle au millimètre près. Mais j'ai eu plus difficile par le passé, comme Mark Cavendish, qui voulait tous les jours apporter des changements. Hauteur de selle plus haute, plus basse, cintre à une hauteur différente, c'est très stressant comme situation.
D'autres coureurs nous font totalement confiance. Philippe Gilbert prend son vélo et part, il sait que tout est OK. Mais la jeune génération semble nettement plus cool à ce niveau, ils nous font confiance.
R.S. : des outils comme l'étude posturale Retül ont permis aussi aux coureurs d'être nettement plus tranquilles, ils savent que tout a été étudié par des spécialistes et que nous réglons le vélo suivant ces études.
Vu que tu en parles, Specialized bénéficie aussi d’une expertise dans ce domaine de l’étude posturale avec Retül. Est-ce que tous les coureurs sont passés par cette étude et ont-ils constaté des changements ?
N.C. : Oui, tous les nouveaux coureurs passent au moins deux fois sur le système Retül. Une fois en octobre, puis une autre fois lors du stage de l'équipe en décembre, ce qui permet de contrôler si nous avons quelques points à modifier. nous travaillons beaucoup avec les techniciens de Retül mais aussi dans la soufflerie de Morgan Hill chez Specialized, ce qui nous permet d'optimiser la position.
R.S. : tous les coureurs passent par le système Retül lors de leur arrivée dans l'équipe. Ensuite, si certains coureurs en font la demande, ils peuvent à tout moment refaire une étude Retül. Philippe Gilbert demandait à y passer tous les ans pour contrôler sa position.
Le changement des roues en cas de crevaison en course et ou était le gros point noir. Est-ce que ce problème a été résolu désormais ?
N.C. : Oui, nous n'avons plus de problème, nous avons la boulonneuse sans fil et avec cela, nous ne perdons pas plus de temps qu'avec un système à blocage rapide. Certaines équipes ne sont pas encore prêtes, mais chez nous, nous n'avons aucun problème et tous les coureurs sont désormais rassurés par les freins à disques et n'ont plus aucune crainte.
R.S. : Pour moi, le seul problème qu'il y avait avec les freins à disques, c'était le changement de roues. Mais dès le début dans l'équipe, nous avons utilisé ces boulonneuses portatives qui règlent définitivement le problème.L'investissement est assez important car ces machines coûtent relativement cher et il nous en faut 12 (1 pour chaque mécanicien), mais avec ce matériel, nous avons définitivement solutionné le problème.
Les freins à disques ont longtemps été un sujet « bouillant » chez les pros il y a quelques années et ils semblent être désormais totalement adoptés. De votre côté, quels sont les points à encore améliorer ?
R.S. : Pour moi, il ne reste que le poids à améliorer sans rogner sur la qualité du freinage. Depuis quelques années, nous avons pas mal de coureurs qui nous disent qu'heureusement qu'ils avaient les freins à disques pour telle ou telle descente, sinon, ils ne freinaient pas aussi bien. Cela fait deux ans que nous utilisons les disques et nous avons aujourd'hui le résultat de cette expérience alors que certaines équipes débutent tout juste avec ce système de freinage.
Avez-vous constaté une grande importance dans la qualité de vos équipements par rapport aux équipes concurrentes ?
R.S. : Une chose est certaine, nous sommes ravis du matériel que nous avons et tout ce que nous souhaitons, c'est que la relation que nous avons actuellement avec Specialized ou Shimano perdure.
N.C. : Pour prendre un exemple, Van Lerberghe qui vient de l'équipe Cofidis, roule souvent avec Yves Lampaert et Tim Declercq. Avant, il n'arrivait pas à les suivre dans les descentes, depuis qu'il est dans l'équipe, il dit que le vélo roule tout seul ! Nous avons vraiment de la chance avec notre matériel.
MATOS VELO : pour info, j'ai eu le même retour en Off d'un coureur Cofidis l'an dernier qui m'avait indiqué voir une nette différence entre leurs vélos et ceux de Bora ou Quick-Step, surtout dans les descentes.
Quel est le rôle de chacun dans la cellule performance de l’équipe ?
R.S. : Nous travaillons vraiment tous les 3 ensemble avec Nicolas et Koen. Nous n'avons pas d'égo, ce n'est pas parce-que je suis responsable que je suis la seule personne à communiquer avec Specialized par exemple. Je délègue beaucoup, j'ai une confiance absolue en Nicolas. Nous travaillons entièrement pour l'équipe, par pour nous. Le seul but est la performance.
Entre nous, la communication est constante et fluide. Nous avons toujours une façon constructive de gérer les projets, chacun a la motivation d'avoir l'initiative d'amener des idées sans attendre de directives de ma part. Nous donnons un sens au groupe. En revanche, s'il y a un problème, je suis le seul responsable. C'est dans ces moments que la hiérarchie doit s'imposer, quand il y a des responsabilités à prendre, je suis directeur dans l'organigramme, donc je prends la responsabilité.
Pour tout ce qui est grosses commandes (roues, cadres) et planifications stratégiques, je travaille en duo avec Nicolas, mais pour tout ce qui est détails, le plus difficile, je suis moins compétent, Nicolas est beaucoup plus à même de le gérer. C'est la même chose pour Koen, entraîneur, qui doit créer des budgets pour les camps d'entraînements et tout ce qui touche à la performance, au scientifique.
Nicolas a sa liberté de prendre des initiatives, de faire s'en m'en parler. C'est la seule façon d'évoluer dans une équipe. Nous avons tous confiance les uns dans les autres et nous avons un standard de qualité très élevé. Par exemple, Nicolas est toujours présent sur les réunions importantes avec Specialized quand il s'agit de faire des commandes et autres. Dans certaines équipes, les mécaniciens n'assistent jamais à ce type de réunion.
Pour ne prendre qu'un seul exemple, en 2019, tous les vélos de l'équipe étaient prêts à fin novembre, avant même le premier stage. Chaque coureur avait tous ses vélos montés. Pour avoir travaillé dans plusieurs équipes, je n'ai jamais atteint un tel niveau et c'est devenu notre standard en termes de fonctionnement.
Leo Menville, Specialized Racing Team :
Nous sommes une équipe de 8 personnes au sein de Specialized Racing Team, entièrement dédiés aux équipes dont nous sommes partenaires.
Gestion des achats, des stocks pour les équipes pros...
Nous sommes exigeants avec les équipes, autant que ce que les équipes sont exigeantes envers nous. Il y a une collaboration très étroite et nous sommes très contents des retours des coureurs et des équipes.
C'est ce qui fait que nous sommes aujourd'hui au top niveau, avec une saisons 2019 exceptionnelle chez Deceuninck - Quick-Step, nous travaillons tous dans la confiance. ils sont ouverts à tout, à tous les tests de nouveaux matériels.
Ce partenariat n'est pas que de la visibilité, c'est vraiment du gagnant-gagnant. Nous apportons notre expertise à l'équipe et eux nous font des retours pour nous amener à faire encore mieux.
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